105 - L'Espagne à la fin du XIX° siècle -
1 – La vie sociale & économique -
Libéré de l'occupation étrangère, à la fin du XIX° siècle le pays est matériellement entièrement ruiné et terriblement divisé moralement.
Si l'Espagne avait pu seimpliquer dans la Révolution industrielle, tant de plaies auraient été rapidement pansées ; mais elle manque de minerai de charbon et l'industrie métallurgique, si florissante de la région de Bilbao, comme l'industrie cotonnière de Catalogne, fonctionnent au charbon de bois. Face à la concurrence de la houille, ces industries vont péricliter ; en dépit des progrès réalisés sous Charles III au siècle précédent, l'équipement espagnol accuse un terrible retard sur celui de ses voisins d'Europe du Nord, retard qui va s'accroître : les premières machines à vapeur ne sont importées qu'en 1834, l'éclairage au gaz fait une timide apparition à Barcelone en 1841, la première voie ferrée de 46 km n'est inaugurée qu'en 1848, et la première ligne télégraphique en 1855 ; ce n'est qu'au milieu du siècle que les gisements de fer, de cuivre, de plomb et de mercure commencent à être exploités rationnellement, mais sous l'impulsion de capitalistes étrangers !
L'agriculture souffre cruellement d'une irrigation défectueuse, du défaut d'engrais et de l'état de friche dans laquelle est laissée la majeure partie des latifundias ; les colonies agricoles organisées sous Charles III & Charles IV ont disparu, le rendement des terres diminue alors que la population s'accroît, passant de 11 millions en 1808 à 22 millions vers la fin du siècle, preuves à la fois d'une remarquable vitalité comme d'une profonde misère. A cela, s'ajoutent la perte des Colonies qui prive l'Espagne d'une partie de son commerce extérieur, les guerres carlistes qui dévastent les plus riches provinces, et enfin l'instabilité gouvernementale. Ainsi, pour expliquer la stagnation économique de cette époque, il est nul besoin de faire intervenir la prétendue paresse de ses habitants, laquelle n'est que légende !
Cet engourdissement économique ne va pas sans un engourdissement intellectuel ; non pas que l'Espagne manque totalement d'écrivains de race : les auteurs dramatiques, Riva & Hartzenbusch, les poètes Espronceda & Zorilla, les essayistes Martinez de la Rosa & José de Larra, le philosophe Jaime Balmes, les historiens Llorente, Bauli & Lafuente, ne sont nullement à dédaigner ! On retrouve aussi, dans les petits journaux politiques qui pullulent après la mort de Ferdinand VII, des polémistes de vigueur et d'originalité ; mais tous ces hommes ne rencontrent que d'étroites audiences et plusieurs connaissent même de longs exils ; la majorité des Espagnols reste illettrée, la fermeture périodique des couvents entraînant celle des écoles qui leur étaient annexées ; ce n'est qu'en 1847 que l'État se décide à fonder des établissements d'enseignement secondaire et en 1857 qu'il crée un embryon d'enseignement primaire public ; les antiques universités sont en pleine décadence et presque aucune place n'y est faite aux matières scientifiques. Aussi les familles aisées voulant donner à leurs enfants un enseignement de qualité se trouvent-elles contraintes de les envoyer étudier à l'étranger.
Assez morne, enfin, est l'époque pour les arts ; à noter toutefois, à l'actif de Ferdinand VII, la création du Musée du Prado ; le génial Goya meurt à Bordeaux le 16 avril 1828 et après lui l'Espagne n'offre plus guère que d'habiles portraitistes et de consciencieux producteurs de grandes machines académiques ; point non plus de sculpteurs et d'architectes puissants ; pour la musique, ce n'est que dans les rythmes populaires et dans le cante hondo andalou qu'elle trouve une expression véritablement originale.
A compter de la chute d'Isabelle II, de sérieux progrès sont pourtant réalisés dans de multiples domaines, progrès dont témoignera la soudaine et magnifique floraison d'écrivains, penseurs et artistes qui composeront ce que l'on nommera "la génération de 1898" (cf. infra, § 4).
2 - Les mœurs espagnoles -
Elles n'évoluent que lentement à cette époque et les étrangers qui voyagent en Europe y trouvent, à peu de choses près, le pittoresque, la cordialité d'accueil, et aussi l'inconfort que leurs prédécesseurs signalaient déjà au XVIII° siècle ; ils y trouvent aussi ce que ces mêmes prédécesseurs ne cherchaient pas, à savoir un exotisme et un pittoresque romantiques qui enchante écrivains et artistes, mais peut-être inclinent-ils à y ajouter quelques touches de leur cru...
En dépit des révolutions, la haute aristocratie a conservé ses immenses domaines familiaux où elle mène grand train ; l'hidalgo pauvre n'a pas disparu, mais il a moins d'orgueil que jadis et, quand il ne sert pas dans l'armée et ne s'associe pas aux pronunciamientos, il pratique plus volontiers qu'autrefois un métier lucratif.
A côté, une classe bourgeoise s'est formée où la grande richesse est rare, mais qui est respectable et respectée ; les fils de cette classe se passionnent pour la politique et, dans les cafés des villes, se groupent en tertulias {réunions informelles et périodiques} où jusqu'à l'aube, on agite en tous sens les problèmes de l'heure.
Les filles, tant qu'elles ne sont pas mariées, sont coquettes, aguichantes et curieuses d'amour ; une fois épouses, et elles le sont de bonne heure, elles s'occupent surtout à avoir des enfants et à les élever.
Le paysan conserve ses qualités traditionnelles de sérieux, de courtoisie et de frugalité ; la guérilla lui a appris la pratique des armes et les révoltes des journaliers ne sont pas rares.
Plus violent encore est le prolétaire urbain qui a tout à fait perdu l'insouciante nonchalance qui le caractérisait ; poussé par la misère, il peut se livrer à des actes d'une cruauté sauvage d'autant qu'une partie de cette classe échappe maintenant à l'influence de l'Église.
Le clergé, enfin, malgré les attaques et les mesures de confiscation dont il est l'objet, reste riche, en nombre et puissant ; l'anticléricalisme n'est guère qu'un fanatisme retourné : "Tous les Espagnols courent après l'Église, les uns avec un cierge, les autres avec un bâton", affirme un dicton !
3 - L'art tauromachique & les flamencos -
Cette nation divisée a au moins une passion commune : la tauromachie ; initialement sport aristocratique des hidalgos au début du XVIII° siècle, cette pratique se généralise, faisant appel à des professionnels, dont plusieurs membres combattent à pied ; sont alors édifiées les plazas destinées à servir de cadre à ces spectacles devenus payants ; puis, sous l'inspiration d'un torero de génie, Francisco Montes, sont formulées au début du XIX° siècle, des règles à peu près immuables, ce qui porte la tauromachie au niveau d'un art national ; les héros des corridas l'emportent maintenant sur ceux des pronunciamientos ; chatoyante mise en scène, nobles attitudes, mépris du danger et sang versé, le peuple espagnol trouve enfin dans la corrida de quoi assouvir ses instincts invétérés.
Avec les courses de taureaux, ce qui retient l'attention, ce sont les danses populaires, celles surtout dites flamencos, d'un type inconnu, à la fois voluptueuses et altières, scandées de battements de mains, de claquements de castagnettes et de coups de talon.
4 - La Génération de 1898 -
Corridas & flamencos ne suffisent pas à caractériser l'Espagne de cette fin du XIX° siècle.
Première et éclatante manifestation du besoin de renouveau de cette époque, alliée à un désir de se retremper aux sources profondes du génie national, l'apparition dans les lettres et les arts d'une puissante et nouvelle génération, dite "Génération de 1898" : les romanciers Pio Baroja, Perez Galdos, Juan Valera et Ramón de Valle-Inclán, le grand philosophe pamphlétaire Miguel de Unanumo, l'auteur dramatique Jacinto Benavente, les poètes Antonio Machado & Juan Ramón Jiménez, l'historien Rafael Altamira, les musiciens Enrique Granados & Isaac Albéniz, le peintre Ignacio Zulaoga y Zabaleta, …, rares sont les pays pouvant aligner une phalange de cette qualité !
Aussi, au sortir de cette période si tumultueuse, l'Espagne, quoiqu'il en est dit, n'est pas en irrémédiable décadence : sa vitalité, sa fierté et son enthousiasme sont intacts.
A découvrir aussi
- 101 - Confusion générale - Isabelle II chassée -
- 102 - Règne éphèmère d'Amédée I - La 1° République -
- 103 - Restauration bourbonienne - Le Rotativisme -